CHAPITRE 3 Artefactions.
Avec les siècles passant, puis les millénaires, et la population croissant lentement mais obstinément. Lapis Lazuli s’était étendu sur toute la rive est de la vallée. Il était parti du plateau à flanc de montagne, ses racines plantées dans la roche se gorgeant des eaux cristallines que le glacier, trois mille mètres plus haut, suintait dans le ventre du puy. Au début, il n’avait recouvert que le plateau, puis il avait laissé ses chairs excédentaires couler le long des coteaux, avant de rejoindre le bassin et de s’insinuer entre les forêts, d’empiéter sur elles et de les repousser derrière d’autres versants de la montagne. Une nuit, il avait atteint le fleuve, mais il avait déjà enjambé des dizaines de rivières, des centaines de ruisseaux, et beaucoup n’étaient plus que des veines nourricières avec lesquelles il gavait ses résidents. Ses fibrilles s’ancraient maintenant profondément dans la terre, jusqu’à la limite du manteau, pour en drainer la chaleur et les éléments. S’il s’arrachait un jour de la planète, la vallée ne serait plus qu’un désert, pour des millions d’années. Mais il ne la quitterait pas, il l’avait confié à Érythrée :
Je suis impotent. Je vous ai aimés jusqu’à l’obésité et je suis trop vieux pour me décrocher sans m’épuiser. Je ne suis même pas sûr d’avoir la force de me transduire, et cela vous tuerait. Ici, je peux encore couler heureux des centaines de millénaires, des milliers certainement. Je vous verrai peut-être mourir, comme meurent les « créatures », comme j’en ai vu d’autres se détruire, et je vous pleurerai ainsi que je pleure chacun d’entre vous, ou je m’intégrerai avant dans l’entropie de ce système. Vous ne pouvez pas en avoir conscience, pourtant, si vous saviez à quel point je vous ressemble, à quel point je suis devenu humain… enfin… probablement pas humain, mais autre chose, comme vous autres, Symbiotes, êtes devenus autre chose, comme les Mécanistes et leurs armures, les Connectés et leur Réseau, les Originels et leurs personæ, les… Érythrée, nous sommes les virus épars et grouillants, aussi dissemblables que possible, qui constituent la part organique d’une seule entité. Nous l’appelons Ban, vous l’appelez univers. Nous y voyons des configurations que nous jouons à déformer. Vous y voyez des règles que vous défiez. Alors, aussi insignifiants sommes-nous, les structures du Ban changent et l’univers se modifie. Si tu le souhaites, je te transduirai vers la supernova et tu me raconteras ce que tu as vu.
Il le lui avait annoncé ainsi, au détour d’une conversation intime, et Érythrée n’avait pas su prolonger la confidence. La veille, il lui avait parlé de la supernova et elle avait dû prendre beaucoup sur elle-même pour ne pas l’implorer de l’y transduire. Apprendre qu’il le ferait l’avait empêchée de s’intéresser à ce que contenait réellement le discours. Maintenant, tandis qu’elle s’enfonçait dans le labyrinthe de cartilages, de muscles, de tendons et d’artères qui constituerait sous peu le nouvel arrondissement de la cité – le dernier, cela aussi il le lui avait confié –, elle ne pouvait pas faire autrement qu’y songer.
Même si tout n’était pas accessible, ou aisément accessible, le quartier en gestation était ouvert à toute personne capable de s’enfoncer dans les muqueuses de l’AnimalVille par des sas rappelant des sphincters et des galeries évoquant des boyaux. Peu d’artefacteurs se coulaient dans les entrailles de Lapis Lazuli après avoir hésité devant un sas, et moins encore s’aventuraient dans les canaux annexes lorsque ceux-ci se resserraient jusqu’à les envelopper d’épithélium. Pourtant, alors que l’aspect et l’odeur des premières galeries étaient rebutants, la chair rosée gorgée de mucus et le parfum suave des conduits étroits étaient enivrants. Simplement, l’action de pénétrer et de forcer l’intimité de l’AnimalVille était lourde d’un malaise que celui-ci renforçait de messages indubitablement érotiques. Pour émerger dans la carcasse du nouvel arrondissement, il fallait affronter la libido de Lapis Lazuli et accepter qu’il en tirât des plaisirs inhumains.
Érythrée le faisait depuis sept ans. La première fois, elle avait éprouvé une peur panique et renoncé à six reprises avant de se violenter pour aller jusqu’au bout. En atteignant le quartier en formation, son soulagement avait été à la mesure de la terreur qui l’avait saisie lorsqu’il avait fallu regagner la cité proprement dite. De sa vie, jamais elle n’aurait autant haï quelqu’un que l’amie – son aînée de trois ans – qui l’avait poussée à entreprendre l’expédition.
Elle s’était juré qu’il n’y aurait pas de seconde tentative. Elle avait recommencé cinq mois plus tard, par défi, parce que sa mère lui avait expliqué qu’il était normal, surtout à son âge, d’avoir ressenti le dégoût qu’elle avait ressenti, et parce qu’il y avait eu une altercation entre Tachine et Lapis Lazuli, dont elle n’avait surpris que la colère et la frustration de Tachine. Elle avait recommencé, encore et encore, et, matérialisant les craintes de Tachine, la sensualité de l’AnimalVille avait fini par déborder la sienne. Ensuite, pendant des mois, elle était revenue, chaque fois qu’elle en avait l’occasion, partager du bout des doigts le plaisir de Lapis Lazuli, jusqu’à oublier qu’il y avait un quartier au-delà des canaux où elle se caressait. Ce fut le premier secret qu’elle tut à sa mère.
Un jour, juste avant de se glisser dans les replis de mucus, elle avait trouvé le courage qui lui manquait depuis deux mois et elle s’était déshabillée. L’AnimalVille avait accepté l’offrande telle qu’elle lui était proposée. Il l’avait noyée dans sa chair et s’était noyé dans la sienne, s’insinuant dans toutes ses terminaisons nerveuses, l’investissant totalement. Ce jour, elle avait compris que son humanité était pervertie jusqu’à la transcendance. Et il y avait eu bien d’autres jours.
Aujourd’hui, elle ne s’était pas dénudée et Lapis Lazuli s’était contenté du chatoiement de son passage. Il n’avait même pas cherché à la ralentir, comme il le faisait parfois pour l’exciter de son propre désir. Elle s’était frayé un chemin entre les muqueuses en laissant juste ses mains traîner et créer une onde : sa manière de payer le minimum que versait tout artefacteur pour accéder à l’arrondissement prochain. Elle avait repensé à ce qu’il lui avait dit et, en attendant Ereiev sous une arche squelettique qui s’habillait de peau à vue d’œil, elle y repensait encore.
Les AnimauxVilles et tous les rameaux humains constituaient l’intelligence du Ban. Ce n’était qu’un raccourci philosophique, mais il exprimait trop bien ce qui l’avait menée vers Contre-ut et ce qui lui permettait de conduire le mouvement vers les Retrouvailles. Non pas une simple rencontre, ainsi que les Anarques (elle sourit en évoquant le mot, son mot) prétendaient la limiter, mais de vraies retrouvailles, inattendues, définitives, qui épargneraient à l’humanité la fin usuelle des créatures à laquelle Lapis Lazuli avait fait allusion. Tachine pouvait répéter, à s’en assécher la salive, que la ramification avait sauvé l’espèce humaine d’un holocauste, ce n’était qu’un des aspects du problème. En tuant la diversité, en cloisonnant le développement, en verrouillant les divergences, la ramification avait inventé la mutuelle exclusion, le principe d’inconnaissance débouchant sur la xénophobie la plus primaire. En s’emprisonnant derrière leurs propres frontières, en s’internant dans leurs seules raisons, en se nourrissant uniquement de subjectivité, les rameaux s’offraient l’autodestruction pour alternative à la destruction réciproque.
L’Anarchie Artefactrice en était à ce stade. Elle n’était pas décadente, elle avait consommé sa décadence et ne survivait plus que par catabolisme. Par nature, elle ne pouvait recourir ni à la destruction, ni au suicide collectif. Elle s’abandonnait donc individuellement aux embiotes.
Nul doute que, au même point, les Mécanistes optassent pour la guerre, et les Connectés pour le grand saut métaphysique universel. Il y avait longtemps que les Originels, eux, avaient choisi de se réincarner en fantômes.
« Chacun sa mort, disait Ereiev, mais tous crèvent des particularités qu’ils ont tant tenu à préserver. »
Ereiev se trompait. La mort était l’œuvre du confinement, pas des particularités.
— Tu penses à moi ?
Érythrée sursauta.
— Oui, dit-elle (vexée), mais cela ne devrait pas te réjouir.
Ereiev avait surgi juste derrière elle. Il la contourna, l’attrapa aux épaules et l’embrassa sur la bouche. Elle ne lui mordit pas franchement la langue, elle se contenta de faire semblant. Il s’écarta sans rechigner. Il y avait longtemps qu’il avait compris qu’elle l’aimait bien, mais qu’elle n’avait pas plus à lui offrir que son amitié et quelques jeux d’amour. En un sens, cela l’arrangeait : il ne tenait pas à étaler son besoin d’exclusivité aux yeux de tous.
— Apparemment, remarqua-t-il, tu ne m’as pas demandé de venir pour une partie de câlins.
Érythrée recula un peu et se laissa glisser contre un pilier partiellement recouvert de chair ocre pour s’asseoir sur la corne du pavage. Elle observa minutieusement Ereiev tandis qu’il s’installait en tailleur face à elle. Aussi beau était-il, avec ses deux mètres finement musculeux, ses cheveux fondus en tentacules noirs et brillants, tels des serpents s’agitant sur son crâne, ses yeux de chat et le duvet fin qui le couvrait de la tête aux pieds, elle n’éprouvait plus la moindre attirance physique pour lui. Elle n’avait de toute façon jamais ressenti de flamme réelle pour leurs étreintes, de-ci de-là quelques étincelles, oui, parfois brûlantes, mais qui se consumaient si vite, si superficiellement, et cela avait empiré avec l’évolution de son ectomorphose, jusqu’à la vider de la moindre envie de lui dès l’avènement de sa bille noire. Elle savait bien sûr que ses rapports avec Lapis Lazuli étaient la cause de son désintérêt pour l’acte humain, et cela ne lui posait aucun problème.
— Je t’ai demandé de venir, dit-elle, mais c’est toi qui voulais me voir cet après-midi. Il s’agissait de sexe ?
Elle en doutait. Pourtant, s’il répondait par l’affirmative, elle mettrait un terme formel aux relations qu’ils n’avaient plus. C’était ce qui lui avait fait choisir le nouvel arrondissement de Lapis Lazuli comme point de rendez-vous. Ici, elle pouvait faire plus que s’expliquer.
— Pas vraiment, sourit Ereiev (il avait conscience de ce qu’il avait encouru), mais si tu souhaites en parler…
Le geste d’Érythrée signifiait : plus tard, peut-être.
— Ta mère est au courant, reprit-il, et il resta en suspens.
Comme elle ne bronchait pas, il acheva sa phrase :
— Depuis quatre jours.
Cette fois, elle réagit :
— Quatre ? Bon sang ! Tu es sûr de ça ?
— Pour être certain, il faudrait lui poser la question, mais ça colle avec pas mal de trucs. D’abord, je l’ai aperçue deux fois en deux jours, alors que je ne l’ai croisée qu’une fois en un an… et j’ai l’impression d’être suivi… et je ne suis pas le seul. Ensuite, tout le club a retiré ses billes du Réseau et, pour ce que j’en sais, tous évitent Lapis Lazuli, à l’exception de ta mère qui, elle, passe son temps à se transduire d’un AnimalVille à l’autre. Enfin, Kemsk a appris qu’il y avait eu une réunion sur Girasol à l’instigation de Doniets. Ça fait quatre jours et ta mère y était.
Kemsk était le contact de Contre-ut avec Doniets, celui qui trahissait avec d’autant moins de vergogne que ses indiscrétions, pour vraies qu’elles fussent, étaient dictées par le groupe. C’était le seul moyen qu’Érythrée avait trouvé de focaliser l’attention du club sur Contre-ut afin de lui interdire d’analyser seul leurs actions. Le piège avait fonctionné : Doniets avait vu trop tard que ses réactions le conduisaient à une impasse dont il ne pouvait sortir.
Érythrée réfléchit. Informée de sa participation, et de la nature de sa participation, à Contre-ut, Tachine eût dû se précipiter sur elle pour provoquer une discussion. Du moins, la connaissait-elle ainsi : maternelle jusqu’au bout des griffes. Toutefois, il n’était pas impossible qu’elle passât outre ses sentiments afin de développer une stratégie – sa spécialité – qui les privilégiât.
— Elle prépare un coup en traître, annonça Ereiev. Peut-être pour t’empêcher de transduire vers la supernova.
— Elle ne fera rien qui soit fatal à nos relations, affirma Érythrée. De plus, tant que je suis dans une cité, elle n’a pas les moyens d’empêcher un AnimalVille de me transduire. Ça, c’est plutôt le genre de coup tordu auquel se résoudraient Doniets et Aliéva.
— À moins qu’elle n’ait un AnimalVille dans sa poche…
Érythrée rit.
— Quand comprendras-tu que les AnimauxVilles se refusent à interférer avec nos existences sans notre consentement ? Et puis ce n’est pas mon départ qui les ennuie, mais ce que je dirai et ce que je ferai au retour. Si Tachine retarde l’affrontement, c’est que ce départ est proche et que, finalement, elle a décidé d’accepter l’invitation de Lapis Lazuli. À mon avis, Ereiev, c’est après toi qu’elle en a. (Elle le vit pâlir, fit la moue et s’expliqua :) Pendant toute la durée des Retrouvailles, tu auras seul la charge de Contre-ut…
— Je ne suis pas seul ! se récria-t-il.
Il ne pensait pas ce qu’il disait, même si, par principe, l’idée en soi le révoltait. Érythrée haussa les épaules.
— Non, tu n’es pas seul et tu disposeras de ce que nous avons préparé ensemble ; néanmoins, si elle t’a concocté une vacherie, ce ne sont ni Kemsk, ni Lewski, ni Sarine, ni aucun des autres qui pourront t’aider à trouver la parade. Ce sont d’excellents théoriciens qui possèdent un bon sens politique, mais il ne s’agit pas de ça et tu le sais très bien. Il s’agit de parfaitement manier les mots et de s’en servir à bon escient. À ce jeu, tu seras seul et tu auras intérêt à être bon ! Toutefois, tu auras un avantage énorme sur Tachine : elle non plus ne sera pas là.
Ereiev ne se dérida pas. Il resta plus de deux minutes sans prononcer un mot, les yeux perdus sur un point vague au-dessus du front d’Érythrée. Celle-ci en profita pour orienter ses pensées vers sa mère, vers l’idée qu’elle pouvait se faire de ce que celaient leurs non-dits.
À l’évidence, Tachine avait dû encaisser un choc énorme, mais elle encaissait bien. Le plus difficile, pour elle, devait être la culpabilisation. Nul doute que, sur une période de quelques heures, elle s’était totalement effondrée, s’accusant d’une responsabilité d’autant plus douloureuse qu’elle ne pouvait être niée. Ensuite, sans transition d’aucune sorte, elle avait pris une décision et elle s’était mise en branle. Érythrée était mieux placée que quiconque pour le savoir et le comprendre : à partir de ce moment, Tachine ne pouvait plus être arrêtée. C’était sa décision, elle la conduirait seule et elle n’en parlerait pas, et surtout pas à sa fille, qui avait su se taire elle aussi et qui était à l’origine de la décision.
— Sérieusement, se ranima Ereiev, quelle sorte de vacherie à retardement peut-elle mijoter ?
Érythrée ne pouvait pas répondre : « Elle va te piéger pour me montrer quel imbécile inconscient et sale type tu es. » Alors, elle laissa tomber un demi-mensonge :
— Je ne sais pas.
Puis elle enchaîna :
— Vu de l’extérieur, Contre-ut a acquis une certaine officialité et n’a plus de détracteur officiel, ce qui lui confère un peu le rôle d’un club et, en tout cas, ce qui inhibe sa fonction d’agitateur. Nous nous sommes préparés à cette situation et nous misons sur l’embellie qui suit le silence de Doniets et précédera l’émergence d’une contradiction. Logiquement, Tachine devrait précipiter cette contradiction en nous renvoyant nos propres aphorismes à la figure. Elle peut par exemple nous placer dans une situation extrêmement délicate en nous qualifiant d’Anarques. En mettant le doigt sur nos contradictions internes, elle peut aussi provoquer une dissension au sein du groupe. Elle peut encore créer un mouvement qui se comporte avec Contre-ut comme nous nous sommes comportés avec Doniets. Bref, ce ne sont pas les stratégies qui manquent, mais, sincèrement, je ne vois pas comment elle peut les mettre en place en si peu de temps et espérer qu’elles s’animent d’elles-mêmes.
« Et c’est bien là que ça coince », poursuivit-elle pour elle seule, « parce que ce que je ne vois pas maintenant, je te sais incapable de le comprendre quand tu l’auras sous les yeux. »
Ce n’était ni du mépris, ni de l’immodestie. Érythrée exprimait intérieurement un constat qu’Ereiev avait énoncé à voix haute plusieurs mois auparavant.
« Merde ! avait-il ragé. Chaque fois que je réagis à ses attaques, elle me réplique dans la seconde comme si elle avait prévu ma réaction ! Et je n’ai pas la moindre idée d’où elle veut en venir. Comment veux-tu que j’anticipe ?
— Tu ne peux pas anticiper, avait confirmé Érythrée, elle se fout complètement de ce que tu écris. Ce n’est pas ton discours qui l’horripile, c’est ce qu’il induit, alors elle se contente de te casser. Il faut laisser tomber, c’est la seule façon de la priver d’arguments. »
Ereiev aussi repensait à l’affrontement qui l’avait opposé à Tachine.
— J’ai bien assimilé la leçon sur l’inertie, dit-il, et tu es en train de m’expliquer qu’elle ne servira à rien, c’est ça ? Putain ! J’ai osé pas mal de trucs depuis que Lewski a inventé Contre-ut, mais ta mère me flanque la pétoche, Érythrée. Elle me rappelle trop combien nous sommes une bande d’ados qui jouent à refaire le monde !
Érythrée poussa sur ses jambes pour se redresser en glissant contre le pilier. Elle était furieuse et elle devait le cacher. Elle devait même insuffler un peu de courage à son compagnon.
— Doniets, Aliéva, ma mère aussi ont été des ados qui s’amusaient à bousculer la communauté, assura-t-elle. Ils se sont démerdés autrement, mais ils ont débuté comme nous, en s’immisçant dans les joutes politiques et, comme nous, ils ont viré les vieux. La seule différence, c’est qu’ils étaient dans leur continuité tandis que nous visons une cassure. Il y a une cause à ça : eux ont grandi dans un monde qui ronronnait, nous sommes les enfants d’un univers qui s’écroule. En cinquante ans, leur génération et la nôtre ont quasi doublé notre population. Ce qui coulait de source pendant leur enfance n’est même plus du ressort de l’utopie. Contre-ut, tu te rappelles ? Le problème n’est pas d’avoir raison d’eux, Ereiev. Le problème est que nous avons raison. Il faut nous ouvrir aux autres communautés, il faut mettre un terme à notre autarcie, il faut mélanger les rameaux, et tout ça nécessite de balayer nos principes et nos habitudes. Tu as peur de Tachine ? Eh bien, dis-toi que Tachine panique littéralement à l’évocation des risques que nous prenons pour la communauté !
Ereiev n’en avait pas l’air réconforté. Il songeait à une Tachine affolée, blessée, acculée, dont l’adrénaline décuplait les forces en lui ôtant ses derniers scrupules. Ce qu’il refoulait depuis des mois jaillit naturellement :
— Tu devrais lui parler. Toi, elle t’écouterait.
Dans les yeux d’Érythrée passa un nuage et une envie de gifler qu’elle maîtrisa héroïquement, mais la réponse fusa tout de même :
— Si j’avais cru un seul instant que, en m’écoutant, elle m’entendrait, il y a belle lurette que je lui aurais parlé ! (Ereiev allait la contrer, elle le devança.) Non, tu as raison : je craignais seulement que nous n’aboutissions dans une impasse qui soit une rupture définitive, je suppose que, maintenant, les données sont changées.
Elle s’écarta du pilier et se tourna vers la place par laquelle elle était arrivée.
— J’ai besoin d’en savoir davantage et de m’assurer de certaines choses, dit-elle. Si j’ai du neuf ou une idée, je te laisse un message sur le com. De ton côté, demande à Kemsk de tester Doniets. Je doute que Tachine l’ait inclus dans ses plans, mais il pourrait avoir ses propres intentions ou intuitions.
Au désarroi de son compagnon, Érythrée ouvrit grands les bras, l’air de dire : « Nous avons fait le tour du sujet. » Puis elle déposa un baiser sur le bout de ses doigts et le souffla en direction d’Ereiev.
— Je t’appelle, promit-elle, et elle s’éclipsa.
Au retour, Érythrée se déshabilla et traîna longuement entre les muqueuses de Lapis Lazuli. Elle avait besoin de vider ses pensées d’émotions qui ne demandaient qu’à les ensevelir. Il était question de peur, de celle qui tient au ventre, irrationnelle à l’échelle d’une vie, mais tellement oppressante dans les lendemains qu’elle augure. Il y avait la colère aussi, qui était presque du mépris, pour la montagne qu’Ereiev appelait ta mère et devant laquelle il ne savait que trembler. Assemblées, cette colère et cette peur relevaient d’un même syndrome, qu’elle connaissait instinctivement comme celui du sevrage et qui nourrissait une troisième émotion encore plus inepte que les deux autres, la honte.
« C’est peut-être pour prouver mon autonomie que je ne lui ai jamais parlé de Contre-ut », se mentait-elle.
C’est parce que tu avais peur qu’elle te juge et te condamne, corrigeait Lapis Lazuli.
Il était impossible de tricher avec un AnimalVille.
« Tu crois que je suis malade ? Je veux dire : psychiquement ? »
Es-tu certaine de poser la question au bon interlocuteur ?
« Et qui veux-tu que j’interroge ? »
Lapis Lazuli ignora la relance.
« Tachine va se faire transduire vers la supernova, n’est-ce pas ? »
Il n’y a qu’elle qui puisse te répondre.
« J’ai envie de parler, Lazuli, mais pas toute seule. »
C’était plus une sollicitation qu’un reproche. L’AnimalVille exprima quelque chose qui pouvait passer pour un soupir.
Tu as envie de conseils que je ne peux pas te donner. Je suis le confident privilégié de cinq millions d’artefacteurs et tous ne le savent pas, et je ne comprends pas toujours ce que je perçois, et par mes semblables j’ai accès à l’intimité de toute la communauté… Tu imagines ? Cela ne fait de moi qu’un ignorant bien informé, même si le terme « ignorant » n’est pas le mieux adapté. Il y a longtemps, quelques-uns d’entre nous ont cru pouvoir vous assister dans ce qu’ils percevaient comme des problèmes. Je ne te parle pas de la Dispersion. La Dispersion n’était qu’un moyen de réparer les malheurs que nous avions causés en nous immisçant dans vos relations. Je te parle de la Ramification. Les rameaux, Érythrée, sont la conséquence directe de notre intervention dans les affaires de l’humanité, la réponse aux petits coups de pouce dont nous avons favorisé certains parce qu’ils semblaient en mesure de vous libérer du pire de vos fardeaux : l’uniformité. Nous prétendions vous offrir l’épanouissement en vous permettant d’exprimer les individualités…
Lapis Lazuli émit un hoquet d’ironie.
… Nous, qui ne sommes qu’une branche égarée d’un troupeau que l’individuation a dissous au détriment du Ban. Contrairement à ce que notre analyse prévoyait, vous n’avez pas réagi mieux que nous. Les ego mis en valeur se sont affrontés, puis se sont regroupés pour se battre entre factions. L’humanité s’est scindée en cinq branches, si dissemblables qu’elles pouvaient se haïr sans scrupule humaniste. Quand l’une de ces branches a été détruite par les autres, nous avons choisi d’assumer notre culpabilité en influant une dernière fois sur vos existences. Nous avons encore agi comme nous l’avions fait pour nous des éons plus tôt. Nous vous avons suggéré la Dispersion. Vous n’aviez pas le choix… Tu connais la suite.
Il semblait à Érythrée que l’AnimalVille choisissait toujours, pour glisser ses révélations, les moments où elle était le moins apte à les recevoir.
— Qu’essaies-tu de me dire ? demanda-t-elle à voix haute. Que vous vous êtes forgé une déontologie après avoir engendré une catastrophe ? Ou que ton sens personnel de l’éthique t’interdit de m’aider maintenant ? Merde, Lazuli ! Comment veux-tu me faire avaler que vous ne vous mêlez pas de nos vies sous prétexte de racheter une culpabilité illusoire et plusieurs fois millénaire ? Quand tu proposes de me transduire vers la supernova, tu fais quoi ? Tu anticipes mon désir secret ? Je ne marche pas. Vous choisissez seuls qui accédera aux Retrouvailles que vous avez décrétées. Et si ce n’est pas nous influencer, je serais curieuse de savoir comment tu appelles ça !
Je propose, tu disposes.
— Ben voyons ! De quoi disposent ceux à qui tu ne proposes rien ? Et pourquoi moi ? Et pourquoi Tachine et je ne sais qui encore ? Sais-tu ce que tu viens de me dire, BébêteVille de mon cœur ? Qu’une fois de plus, vous avez un dessein pour l’humanité et que j’en fais partie. Mais rassure-toi, je ne crois pas qu’un seul artefacteur ait jamais cru le contraire ou s’en soit jamais plaint. Rends-moi mes habits.
Il y eut un bruit de voile qui se déchire, puis un froissement de tissu, et Érythrée n’eut qu’à tendre le bras pour saisir ses vêtements. Elle les passa rapidement et se rua vers le sas ouvrant sur la cité. Elle ne voulait plus discuter. Lapis Lazuli la rappela juste quand elle émergea dans le clair-obscur des nuées d’étoiles.
Pas l’humanité, Érythrée… le Ban.
L’univers, en somme, cette entité qu’il croyait constituée de virus humains ou animauxvillesques. Érythrée glissa une main sous son chemisier et caressa le rebondi dont sa bille noire gonflait son nombril.
« Et ça ? pensa-t-elle. C’est un antivirus ? »
Il ne vaudrait mieux pas, crois-moi, mais ce n’est pas à exclure.